RECUEIL - De la famille des poètoptères : Fabienne Raphoz, "Infini présent l'insecte"

Biophile, selon ses propres termes, Fabienne Raphoz est plus largement épistémophile. Au souvenir d'un jeu de l'enfance un peu "particulier" (les cartes des familles Papillons et Insectes de Fernand Nathan), elle confie, dans un récit introductif poignant, son goût immodéré pour les sciences, en particulier pour les classifications (la taxonomie) et pour les termes scientifiques, qui partout pullulent dans son ouvrage. La beauté de ces mots "merveilleux", confie-t-elle, résidait essentiellement dans le fait de pouvoir les prononcer sans les comprendre, lui offrant – c'est la magie de l'imaginaire enfantin – l'illusion d'abord et le désir plus tard – comme s'ils avaient fait naître sa vocation d'écrivaine – de les expliquer aux autres et, parce qu'elle resta entièrement fidèle et loyale envers eux, de les actualiser, de les inscrire en quelque sorte dans un "infini présent". 

Le très beau titre du recueil ne se limite cependant pas à ce mouvement en cours d'actualisation d'un savoir dont il faut bien dire, s'agissant du monde animal et des insectes a fortiori, qu'il est encyclopédique. Car il suffirait alors de prendre acte de cette infinie présence au monde de l'insecte, qui constitue une immense partie de la biodiversité animale et dont le lecteur pourrait compter dans l'ouvrage "quelque 300 espèces ou individus cités". 

Or le titre interroge bien d'autres aspects stimulants des travaux de Fabienne Raphoz, dans ce qui constitue une véritable poétique des sciences naturelles. Que désigne en effet le mot "infini" ici ? Est-ce la quête pour la poète, dans ce qui n'a ni commencement ni fin, d'un absolu ? Est-ce la prise en compte de tous les temps où s'est exprimé le Vivant, depuis le Paléozoïque (le "Carbonifère", "le Dévonien"…) jusqu'à nos jours, avec la conscience que la vie humaine, récente à l'échelle des temps géologiques, et éphémère à titre individuel, pèse peu : "Je loue dans le poème / une vie plus vieille / que la mienne" confie la poète dans la dernière partie du recueil. Serait-ce sinon la formulation d'un vœu, "dans ces temps de ravages accélérés et d'effondrement généralisé" pour ce qui ne doit pas avoir de fin ? À propos des Blattoptères, on lit ainsi : "il était temps / de les considérer". Ne pourrait-on y déceler en outre une forme de modestie, l’humble positionnement de l’autrice reconnaissant le caractère incommensurable de la population d'insectes et la difficulté – que tente toujours de surmonter les poètes – d'assigner des termes justes, une langue spécifique (que nous appelons éco-poétique aux Haleurs) à cet "infini" dans une nature sans cesse renouvelée ? 

Ce qui place l'insecte dans le présent, qu'il soit "infini" ou non, c'est l'enthousiasme permanent et sans faille de la poète à en capter et à ressentir la part vitale, le pouvoir poétique. En témoignent d'abord les mots essaimés sur les pages du recueil comme s'ils fixaient l’immobilité, ou au contraire les mouvements, de la bestiole. Le manifeste également la longue liste des citations placées en exergue du recueil, comme celle par exemple de Colette, extraite de son Journal à rebours : "Plus que jamais nous aimons un certain romanesque scientifique, figuré sur les pages des belles entomologies, avec tous les attraits d'une féérique vérité". 

Quoi qu'il en soit, poète et lecteurs se placent dès l'ouverture du recueil en "présence" hic et nunc de l'insecte et d'emblée dans une perspective cruciale au sein de l'entreprise poétique de Fabienne Raphoz : la présence dans le lieu même où l'insecte vit, avec l’impérieuse nécessité d'une démarche quasi expérimentale : celle de l'observation (le voir et d'une certaine manière l'entendre) évoquée dès le premier vers ("pour savoir il faut les voir") et rappelée si souvent ailleurs dans le recueil, comme lorsque, sans autre mot, car certainement silencieuse, la poète rend compte du chant de la cigale, reproduit magnifiquement sur la page sous forme d’une onomatopée calligraphiée en grec. L'on songe alors à cette position d'attente, discrète, du poète, à celle ou à celui qui souhaite – dans ce que certains décriraient comme instants de grâce – apercevoir, saisir, comprendre et ressentir la manifestation de quelque chose (un mouvement, une lumière,...) de nécessairement fugitif avant que "soudain /        plus rien". 

Cette attente patiente, immobile peut-être, ne se fait pas, comme toute entreprise de terrain, sans effort, sans imagination et même sans mise en scène : la poète confie "risquer l'éblouissement sur la rétine", "truquer pour les [les éphéméroptères] voir / faire la nuit autour des ailes". 

Par ailleurs, il faut songer à conserver ce temps de l'observation en mémoire et disons en savoir. C'est pourquoi, s'adjoint à l'évocation savante et sensible, au jeu ou à l'amusement ("elles osent voler près du soleil") aussi, le relevé des jours et des heures ("ce 30 mai 21 au matin"). Il en ressort un goût prononcé pour le journal de bord ou ce que la poète appelle "note de terrain", et plus encore, à une autre échelle de temps, pour les chronologies. 

La langue poétique et ce qu'impliquent les notes (les abréviations, les raccourcis, les non-dits...) se confondent, s'entremêlent – c'est une chose assumée – : "16h30 n'a tjrs pas bougé / famille : ? ordre : ? / Ptyxoptère : ins. ailé inconnu / (...)". Le lecteur comprend la primauté de la description objective et l'absence, dans ces passages bruts, courts, restés à vif, visant à identifier et reconnaître l'insecte, d'images poétiques qui trahiraient l'expérience vécue par la poète et son questionnement ("Que se passe-t-il dans un paysage quand une bête y fait son entrée ?"). Difficile de ne pas songer ici à ce que Philippe Jaccottet appelait de ses vœux : un paysage avec figure absente

Ce qui touche profondément le lecteur, malgré la place discrète de la poète, l'effacement qui est parfois le sien, c’est cette insertion progressive, presque imperceptible, dans ce milieu qu'elle observe avec de plus en plus d'acuité : "j'aurais pu passer sans le voir". Il y a, sans mièvrerie ni tentation dramatique, contact, rencontre, effet de réciprocité et in fine une relative symbiose. En évoquant la mante ocellée par exemple, la poète réalise : "... / elle aussi me fixait    là-bas / de ses pseudopupilles". 

Finalement, l'on découvre toute la poésie qui accompagne la construction du savoir entomologique. Le recours aux listes, aux tableaux et aux inventaires, nombreux dans le recueil, en est une bonne illustration. Il n'y a rien d’acté, de définitif, d'autant que la poète, investie dans une expérience immersive inscrite dans le présent, reconnaît que les connaissances, laissées parfois temporairement de côté, peuvent manquer : "je ne saurai jamais [...] mais chercher tout ça / au retour". C'est donc une poésie en suspens, patiente, incontestablement authentique, qui étire continuellement l'instant des expériences vécues dans la nature. Ces dernières s'avèrent, dans la poésie de Fabienne Raphoz, éminemment palpitantes, heureuses ("chose qui fait battre le cœur") et amusantes à la fois, et le repos, "la friche" y est la promesse d'un "infini présent" sauvé, conservé vivant.

David Dielen 

Fabienne Raphoz, Infini présent l'insecte, Héros-Limite, 2024, 121 pages.


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