TEXTE DE REVUE - Ralentir vent : Emmanuel Damon, Hubert Damon (Lavis), "Avec le vent"

Il est difficile de ne pas songer à Léo Ferré en découvrant le titre du texte en prose d’Emmanuel Damon, merveilleusement illustré par les lavis d'Hubert Damon. Mais fredonnant "Avec le vent, va, tout s'en va", on serait forcé de reconnaître l'incongruité d'un tel rapprochement, compte tenu du nom de la revue qui le publie : Ce qui reste.

Celle-ci se propose en effet de fixer son sujet, et le lecteur au passage, dans un moment de pause salutaire. Le poète le confirme dès la première phrase : "Le vent s'est arrêté dans les cimes." Ainsi est-on invité, à travers l'évocation du vent estival, de ses traits et de sa course, à prêter attention à ce qui se manifeste dans le paysage, autour de nous et qu'il est possible de conserver en mémoire ; ou au contraire à ce qui cesse d'être et meurt, à ce qui file aussi, avec le risque, pour ne pas dire l'assurance, de l'oubli.

Le lecteur pressent très tôt dans le texte la dualité que le vent implique, par sa présence ou son absence (peu importe d'ailleurs car il est dans un cas comme dans l'autre sujet d'attention), ou au contraire sa complémentarité avec les différents éléments de la nature (l'eau, la terre...).

C'est assez paradoxal - mais non sans intérêt - d'inscrire l'ouverture du texte dans un temps où le vent cesse de souffler. Le lecteur découvre ainsi en creux l'incidence de son absence et la tension, voire l'inquiétude, qui s'ensuit, comme si un danger menaçait et qu'avant que celui-ci ne se manifeste, tout se figeait, "immobile" : "le silence s'est encore rapproché de nous." Quelle magnifique évocation que cet effacement du bruit, même "éphémère", dans un lieu redevenu calme ! Ce phénomène est habituellement sans borne précise et identifiable. Le poète comme le peintre en saisissent pourtant l'évolution, le mouvement, l'avancée comme une trace laissée dans l'air par le vent lui-même. N'est-ce pas cela le sens même de la poésie ? Rendre visible l'invisible ? Cette trace est finalement douce comme une caresse. Elle écarte le danger. Et pour nous rassurer encore davantage : "Chacun sous les branches immobiles l'entend."

Lorsqu'à nouveau le vent se manifeste, le silence est rompu. Mais de quel souffle est-il le nom ? Est-ce la rumeur d'un danger que l'on entend se répéter, ou s'accentuer même parfois, jusqu'au tumulte ? Est-ce, au contraire, un son mélodieux, un transporteur d'âmes ("des voix lointaines") ? Il est sans aucun doute un élément à part, fugace. Il n'a pas de place assignée ; il ne se fixe pas dans le paysage. La prouesse d'Hubert Damon est de capter l'instant de son passage à travers l'agitation des êtres, en particulier la végétation, dont les mouvements sont parfaitement rendus. Peut-être s'appuie-t-il alors sur l'évocation du poète, qui réussit pleinement à nous faire ressentir la progression du vent dans le déroulement de la phrase : "Les branches du prunier se plaignent avant que s'embrasent les feuilles » ?

Le vent n'est cependant pas inoffensif. Il est une constituante du dérèglement climatique, et son passage même bref, fuyant, est destructeur. En été, il assèche la terre et les plantes ("l'herbe orpheline"). Il érode la roche ; il fait naître des déserts immobiles : "L'aire où jouaient les enfants est sans mouvement." Le poète est ainsi porteur de mauvaises nouvelles, comme Agnès annonçant dans L'École des femmes la disparition du petit chat, la naïveté en moins : "le grand sapin est mort". Naturaliste, il naît chez lui une conscience éco-poétique qu'il ne saurait ignorer en franchissant le "seuil" de sa maison.

Mais pourquoi porter une telle attention au vent ? Quelle place particulière occupe-t-il dans la nature ? Est-ce seulement son invisibilité qui plaît au poète ? Ou est-ce l'ambivalence de ses intentions tantôt bienfaisantes, tantôt malfaisantes ? C’est peut-être que le vent est lié à l'ensemble des éléments naturels qu'il recouvre entièrement comme un drap étiré, suspendu, tardant à se poser sur le lit. 

Le vent se déploie en outre dans un espace-temps complexe. Il redessine le ciel en permanence, et par là, à la fois l'ombre et la lumière, le passage de l'une à l'autre et leurs effets respectifs dans le paysage, où la chaleur et la fraîcheur bataillent inégalement ("Le désir de fraîcheur n'est jamais désaltéré.") Il s'inscrit dans un cycle naturel, répondant à des mécanismes physiques, qu'il plaît au poète comme au peintre d'observer, d'investir et de réinterpréter. 

Si le vent est à première vue l'occasion d'une évocation topique du temps qui passe, marqué par l'alternance du jour et de la nuit, et centré autour de la course du soleil, il offre également, par son instabilité et son caractère insaisissable, un rapport différent à l’écoulement temporel, impliquant des allers-retours chronologiques permanents, des réminiscences d’un passé intime ("L’œil y revient sans cesse [...] pour se renouveler aux sources.") jusqu’aux temps géologiques les plus anciens ("l'éboulis qui laisse au bas des marnes des armes vieillies dont nul ne sait plus rien"), alors que résonnent des voix inconnues, fantomatiques, surnaturelles. 

C'est tout cela que le poète et le peintre tentent chacun de traduire avec leur langage propre. Gageons que le vent n'"éparpille" pas mots et images, et qu'au seuil de notre porte nous les observions ainsi à l'œuvre.

David Dielen


Emmanuel Damon, Hubert Damon (lavis), Avec le vent, Revue Ce qui reste (co-éditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau), 2023, 42 pages. 

Texte disponible gratuitement : https://www.calameo./read/004921864c14f260af877 ou sur le site de la revue : https://www.cequireste.fr/avec-le-vent/  


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