RECUEIL - Dans les bas-fonds de la terre : [Traduction Gaëlle Fonlupt] Ron Rash, "Réveiller les morts"


La rêverie commence parfois devant l’eau limpide, tout entière en reflets immenses, bruissante d’une musique cristalline. Elle finit au sein d’une eau triste et sombre, au sein d’une eau qui transmet d’étranges et de funèbres murmures. La rêverie près de l’eau, en retrouvant ses morts, meurt, elle aussi, comme un univers submergé. 

Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, 1942.

    

Le titre de cet ensemble poétique inédit, repris d'un des recueils de Ron Rash, et traduit de l'anglais (États-Unis) par Gaëlle Fonlupt, nous saisit avant même d’en avoir exploré les profondeurs. Il montre que la langue, lorsqu’elle est littérature, et a fortiori grande littérature, est porteuse d’une polysémie qu’il faut savoir dégager, comme une pierre précieuse coincée dans les strates plissées et dures de la roche, ou plutôt comme un fossile – une trace de vie passée – prisonnier de sa gangue sans valeur, bien souvent celle des préjugés. L’on s’aperçoit alors de l’intérêt d’investiguer la constitution, la construction complexe de la matière littéraire. La traduction de Gaëlle Fonlupt qui "assure un passage et sauvegarde une communication" (Jean Starobinsky) nous y aide. Plus encore, elle y contribue admirablement en amont et en avant de toute véritable lecture possible. 

"Réveiller les morts" ne signifie pas ressusciter c'est-à-dire mystiquement revenir à la vie mais au contraire, si l’on peut formuler les choses ainsi, donner vie à la mort, soit rendre présent poétiquement à l’esprit du lecteur tout ce qui, dans cette partie de l’Amérique évoquée par Ron Rash (la vallée de Jocassee, une ancienne terre indienne Cherokee, située en Caroline du Nord), relève de la mort, du macabre, de tout ce qui est/a disparu, et parfois de façon troublante, voire terrifiante. 

Mais pourquoi donc s'imposer une tâche si éprouvante ? D'abord, le poète est lié de façon consubstantielle aux lieux qu’il évoque ; en témoigne la citation placée en exergue du recueil et non traduite de Seamus Heaney : "I was there. / Me in place and the place in me." La nature décrite et les expériences humaines, elles-mêmes entremêlées, lui sont non seulement familières mais, au-delà, constituent sur le plan vital son être et son faire (poïésis). Il n'est pas seulement témoin ou narrateur. Il est aussi, en théorie du moins, partie-prenante (stakeholder en anglais) de changements durables, bien souvent tragiques, dont les hommes (ses aïeux et lui y compris) et leur environnement ne tirent pourtant, par définition, aucun bénéfice. C’est là une sorte d'énantiosème que le titre du recueil, assertant en même temps deux contraires (le réveil et la mort), suggérait déjà en quelque sorte. Le poète entreprend par ailleurs de conserver en mémoire – "souviens-toi" répète-t-il plusieurs fois – tout ce qui, sans cela, serait perdu, entre abîme et abysse. 

"Réveiller les morts" désigne ainsi le refus d'une deuxième mort, au sens de l'effacement du souvenir ou des marques physiques du souvenir (les tombes par exemple), de ce qui n'est plus, c'est-à-dire ici les terres de la vallée de Jocassee, et ce qu'elles contenaient de vie naturelle, sociale et économique, avant d'être entièrement recouvertes par un lac de barrage. 

En ouverture du recueil, la "Résolution" de Ron Rash, qui ne quitte jamais son rail narratif et émotif si caractéristique ("la quête d’une voix / dans des mots trempés de feu et d’eau"), manifeste son désir vital de ne pas sombrer dans les eaux profondes du lac artificiel ("Laisse ce bruit derrière toi") et en même temps, son impuissance face aux hommes qui, dans le premier poème ("Dernier office"), au cours d'une procession dévastatrice, usent de "grues", de "bulldozers" et de "pelles" effrayantes qui arrachent (le verbe est plusieurs fois répété) les choses et les êtres à leur terre, une "vieille peau" souvent creusée de "sillons" de laquelle il faut désormais "s'affranchi[r]" pour survivre. 

L’eau qui recouvre tout n'est pas mise en cause. Nulle personnification ne la rend monstrueuse et dévoreuse d’hommes et de terres. Elle change simplement les perspectives, les points de vue et donne à voir en plongée tous les lieux disparues (l’église, les arbres, les étangs et les rivières, les fermes et les granges, les champs de maïs, les prairies et les pâturages, les stèles et les tombes...), toutes les choses évaporées (les lignes téléphoniques, le matériel de pêche, les couteaux de poche…) et tous les êtres "perdus" "trop vite" "ici-bas". À plusieurs endroits, Ron Rash fait le récit d'enterrements. Toujours, les morts et les vivants en deuil sont associés à la nature témoin, familière, mais aussi, dangereuse et hostile, comme lorsque "la pluie froide", le gel, et "le brouillard épais" menacent. 

Le poète invite cependant à renouer, en imagination du moins, avec une eau idyllique, "lente, et claire", féconde, créatrice ("la pulsation de l'eau" / donne[e] son pouls à la graine qui sera semée") et peut-être, en un sens, irréelle ("aucune carte / ne p[eut] la nommer"). Il magnifie aussi la vie animale : "Regarde les écrevisses sautiller sur le sable" ; plus loin : "les salamandres orange flamboient sur le sol de pierre". Il la mythifie même (l'engoulevent désigné comme "le compositeur de la mort"), ou la pétrifie lorsqu’il évoque la "chair aquatique" de la truite qui "lui[t] comme du mica". Le poète célèbre également bien souvent le monde végétal et ses couleurs : un court texte est consacré à la plante Shee-Show ("plante bicolore des dieux"), nommée ainsi par les Cherokee, un autre s’attarde sur les suzannes "aux yeux noires". 

Cependant, Gaston Bachelard nous avait prévenu. Si Ron Rash offre au cours de ses rêveries analeptiques ses plus belles images ("La nuit défroisse sa toile noire / qu’elle cloue au ciel avec des étoiles"), l’évocation de l’"eau profonde", surgissant essentiellement la nuit où domine les ombres, le ramène dans un hic et nunc de l’expérience poétique où s’exprime la rudesse du paysage et les souffrances du travail des hommes, à travers les images d’une nature hostile et pourtant nécessaire au renouvellement de la vie : "j’ai senti en moi le balancement de la mer, / la chute pénétrante de la pluie, la poussée de la racine, / la résurrection ailée de la cigale." Dans la bouche du pasteur, la référence à la nature souligne l’ignorance grandissante et le repli des hommes, coupés de leurs repères et de leurs croyances ancestrales : "Nous ne connaissons pas davantage que les araignées d’eau / les profondeurs des étangs qu’elles effleurent." 

Et c’est peut-être cela la grande souffrance des hommes, que tente de surmonter courageusement le poète : accepter ce paradoxe bachelardien selon lequel la contemplation des eaux profondes nous conduit d’une part à se saisir de vérités vitales, essentielles, à travers le réveil et les retrouvailles d’avec les morts, et nous rapproche d’autre part de la mort elle-même, en nous rappelant à notre simple condition de mortel, c’est-à-dire à notre finitude, à notre vacuité même. 

C’est ainsi une situation tragique et sans échappatoire que narre Ron Rash, vis-à-vis de ces hommes misérables dont on jurerait qu’ils sont peu à peu dénaturés, dévitalisés, poussés malgré eux à emprunter le chemin des grands changements de la modernité : "j’ai abandonné les sillons des champs pour des sillons d’acier." De ces femmes et de ces hommes, dorénavant ouvrières et ouvriers, dont fait partie James Rash, le grand-père du poète, Ron Rash fait le récit de la dureté de l’existence laborieuse, rythmée par le travail cadencé, la conquête souvent avortée de nouveaux droits, les violences, la maladie. 

Peu à peu, dans ces lieux où disparait la nature ("aucune rivière ne coulait plus, les traverses / s’allongeaient comme autant de cercueils pour enjamber / un courant d’acier forgé"), où les hommes sont en quelque sorte damnés de la terre, la grande force du poète, humaniste attaché à toutes les formes du vivant, est de ne pas renoncer à son état de rêverie, en gardant auprès de lui, comme une matière précieuse, les morts éveillés. 

David Dielen 

[Traduction : Gaëlle Fonlupt], Ron Rash, Réveiller les morts, Éditions de Corlevour, 2024, 165 pages.


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