RECUEIL - Pour une poésie "femmelle" : Sophie Loizeau, "L'île du renard polaire de To Kirsikka"

Nous sommes à l'heure où nous avons besoin de l'Autre. Le dernier ouvrage de Sophie Loizeau non seulement nous le fait sentir, mais nous persuade que l'Autre est source de développement de soi et du monde mêlés. 

L'île du renard polaire de To Kirsikka est un livre du déplacement, du balancement, du basculement d'une situation, d'un être ou d'un état à un autre : de l'ancrage au déracinement, de soi à autrui ("pièce maîtresse de mon univers" déclarait Robinson sur son île chez Tournier), de la présence aux autres à la solitude... Bref, il faut pour rendre lisible tout cela un "changement d'état", une métamorphose du monde, de l'être et de l'écriture elle-même, relevant d'une sorte de rite de passage – qui est aussi un rite de protection et peut-être de survie – vécu par ces deux poètes "femmelles", Sophie Loizeau et, par effet de "translation", son double fictif, "finlandaise [...] misanthrope et sauvage", To Kirsikka, personnage quasi mythologique retirée sur une île. 

Aussi rite et poésie ne se ratent-ils peut-être pas toujours*. Ils co-existent même à mesure que le texte poétique, mêlant dimension orale et dimension littéraire et textuelle, parvient à se hisser à la hauteur du mythe, qui révèle justement à la communauté des lecteurs la raison d'être du rite et la nécessité de le faire perdurer. 

Même fictive, la traduction, qui "assure un passage, une intégrité et sauvegarde une communication" (Jean Starobinsky), renforce cette idée du rite chère à Sophie Loizeau, soucieuse de se décentrer pour donner vie à To Kirsikka et au milieu dans lequel elle évolue. L'ensemble se situe, comme ce fut le cas dans les mythologies des sociétés premières, à la conjonction du vivant et du non-vivant, de l'homme et de l'animal (et donc du civilisé et du sauvage confondus), du masculin et du féminin, du réalisme et du fantastique, voire du surnaturel si l'on songe par exemple aux chants magiques des animaux placés au coeur de l'ouvrage : "Chant du grèbe huppé", "Chants du chevreuil", "Chants des veaux"... Du reste, nous étions avertis dès la première page de cette aspiration à une forme de magie : "il cherche à acquérir des pouvoirs surnaturels par la pratique de l'île sorti pâle du ventre de la baleine." 

Le terme "femmelle", forgé magnifiquement par Sophie Loizeau, est peut-être celui qui illustre le mieux tous ces riches entremêlements et l'idée du rite qui place les êtres encore nus – un néologisme n'est-il pas lui-même un mot encore nu ? – du côté du désir irrépressible et originel, à la manière des réflexes archaïques du nourrisson, de survivre, de vivre et de jouir en même temps de la vie. 

Il reste que l'ouvrage construit pas à pas le rite. C'est d'ailleurs son élaboration et sa valeur symbolique qui sont l'objet du livre plus que son plan et son organisation ou sa réalisation pratique. Le livre même (c'est une chose rare et formidable) est à explorer dans sa forme éclatée si bien que l'on croit participer à une aventure fascinante : une véritable expérience poético-naturaliste et ethnographique dans laquelle la contemplation des paysages ainsi que la vie dans la cabane, rappelant celle de Henry David Thoreau sur les rives de l'étang de Walden ou de Sylvain Tesson au bord du lac Baïkal, rendent possible toute forme de création et de réalisation (une "maison-atelier") et en même temps, de façon étroitement liée, une mue existentielle et fantasmatique : "la peau pend à un cintre contre le mur la tête / maintenue droite grâce au clou / à la lueur du poêle elle oscille et jette des reflets / d'argent / l'enfiler devient une obsession [...]". 

En amarrant notre barque à l'île, là où, me semble-t-il, le lecteur doit se placer, l'on prend conscience de la véritable ambition de Sophie Loizeau et l'on cède à l'intuition, ignorée peut-être de l'autrice elle-même, que le rite dont elle entreprend de penser l'édifice et dont témoigne la pluralité des formes et des écritures (vers et proses mêlés, journal, récit, images, notes explicatives...) est, ni plus ni moins, celui de l'éco-poète : "je voudrais qu'ils me confondent avec la terre / et les broussailles de la colline / moi qui suis à peine humaine / désormais". 

David Dielen 

* Cf. Pierre Vinclair, « Quelque part le poème et le rite se ratent », [édito], Catastrophes, n°45, 2024. 

Sophie Loizeau, L'île du renard polaire de To Kirsikka, Champ Vallon, "recueil", 2024, 121 pages.


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