Gondawana résonne comme une contrée lointaine et inconnue à explorer ; une vaste étendue dans laquelle la roche, finement sculptée par l'érosion, témoignerait d'une transformation longue du paysage à l'échelle des ères géologiques. Les rabats de la couverture confirment en partie cette intuition : Gondwana est une "ancienne province géologique", un supercontinent qui regroupait, il y a des centaines de millions d'années, des espaces aujourd'hui séparés : l'Amérique du Sud, l'Afrique, l'Inde, l'Australie et l'Antarctique. Aussi le recueil se place-t-il à l'échelle planétaire "au contact des éléments, du monde naturel et des peuples", liant intrinsèquement Terre et Monde : "ce long poème évoque l'épopée de l'espèce humaine depuis ses origines jusqu'à nos jours" au contact du reste du vivant qui peuple la Terre.
Régis Poulet nous invite ainsi à le suivre dans un véritable voyage d'exploration, une expérience existentielle intimement liée à l'écriture poétique, qui ne peut être, dans la perspective géopoétique – branche cousine de l'écopoétique – à laquelle il participe activement1, qu'une tension saine et sensible de l'esprit, une attention soutenue et sans faille aux "lieux marins et terrestres, [aux] êtres vivants qui les ont peuplés et les peuplent encore."
Il faut revenir pour cela dans le temps, à différentes époques prodromatiques, se situant entre l'ère tertiaire et quaternaire, et d'abord à l'origine la plus lointaine connue de notre espèce, il y a 7 millions d'années. Dans ces parties, la poésie de Régis Poulet est évanescente, fugitive et insaisissable, entourée d'une sorte de fumée blanche ne dévoilant ni les marges, ni les limites de ce qu'elle évoque et contient, comme si nous étions pris dans les sinuosités d'"un chemin qui n'a pas de fin". Il n'est donc pas surprenant qu'elle ne soit pas contenue dans des phrases (ou si peu). La brièveté des évocations, l'absence presque complète de ponctuation, la tentation de l'inventaire et de l'énumération propre aux travaux des anciens naturalistes, conduisent à une description volontairement fragmentaire des paysages, à une peinture de tableaux en quelque sorte impressionnistes, dont les sujets ne sont pas figés, fossilisés, conservés comme mémoire du passé, mais au contraire dynamiques, toujours vifs et vivants, fugaces aussi.
Pour autant, dans ses deux "Prodromes", séparés dans le recueil, le poète dresse un cadastre naturel très fouillé des espaces, composés d'une "mosaïque de paysages" d'une diversité époustouflante. Il use pour cela d'un lexique de la nature très riche. Le terrain est à la fois "désert", "prairie", "savane", "forêt", "montagne" et "volcans", mais aussi "mer", "archipel [...] d'îles", "fleuve", "lacs" et "rivières". Il est parcouru d'animaux parfois disparus comme les "hipparions", les "tigres à dent de sabre", "les hippidions", les "mastodontes", les "glyptodons"... ; ou d'autres encore existants : "les antilopes rouannes", "les hyènes", "les hérons", "les colobes", le "gavial"...
Le relevé lexical peut paraître fastidieux et si Régis Poulet veut à tout prix éviter que le lecteur ne s'y attarde trop, dictionnaire en main, c'est peut-être pour qu'il goûte de préférence, avec curiosité et émotion, à la reconstitution des dynamiques naturelles de tout un monde ("un monde étrange") où naît "l'inouï" : des mouvements géologiques venus des plus profonds de la Terre ("un sol effondré [...] étiré, craquements failles et tremblements") aux actions banales et amusantes des animaux ("les colobes crachent et chient / leurs noyaux dans l'eau") ou, au contraire, essentielles à leur survie ("la maraude des silures, la pêche des hérons...). À cela s'ajoutent les couleurs ("la pierre rouge et noire / de la montagne blanche", "des phosphorescences", "l'ocre", "le blanc"), les sons et les bruits qui emplissent le décor de vie ("les feulements des félins", "les beuglements [...] d'une troupe d'hippopotames") par opposition au silence des déserts et aux excavations noires de la mort.
Dans les interstices de ces tableaux impressionnistes périodisés et au-delà des descriptions très élaborées, naturalistes en un sens, le poète perçoit une "lumière orphique". Il parvient – c'est ce qui est le plus remarquable poétiquement – à saisir, dans ce qu'elle éclaire, les mouvements et les dynamiques les plus imperceptibles, relevant d'une sorte de rêverie édénique. C'est ainsi que l'on perçoit la beauté des images poétiques : "des cristaux de neige" croissent "dans les cerveaux émerveillés", "les cris" sont serti[s] de silences". -
Comment l'Homme s'insère-t-il alors dans ces contrées anciennes et lointaines ? Dans le premier prodrome, il se fait rare et n'est pas encore homme mais un primate hominidé aux contours flous ("une silhouette d'hominine"). Puis au Pléistocène, il est chasseur et taille le silex. Il découvre vers - 400 000 ans le feu "que l'on appelle l'Origine". Il s'ouvre ainsi à la connaissance et au monde, entamant son odyssée ("l'aventure à l'horizon") qui prendra, des dizaines de millénaires durant, la forme de voyages d'exploration "sous des astres nouveaux". L'homme du Pléistocène, à qui le poète, semble-t-il, prête sa voix, le formule en ces termes programmatiques et quasi hugoliens : "demain / j'irai vers le lointain".
Après chaque prodrome, Régis Poulet propulse le lecteur à l'ère de l'anthropocène et dans les territoires de l'ancien Gondawana, en Afrique et en Amérique du Sud. Pour autant, il ne s'interdit pas des allers-retours entre le dernier millénaire et les ères géologiques qui ont composé, par métamorphoses successives, les paysages naturels auxquels sont associées les sociétés humaines qui les peuplent ou les ont peuplés. Tout est lié, comme en témoigne la complexité structurante et métamorphosante de l'ancien supercontinent.
Il n'est alors pas étonnant que Régis Poulet poursuive à notre époque le plus exhaustif des inventaires de la nature. Et s'il décrit une multitude d'espèces vivantes, animales et végétales, dont il indique parfois le nom scientifique, c'est à la pierre qu'il accorde une place privilégiée, à la fois comme matière palpable (par exemple les roches et minéraux que l'on trouve dans le souk de Tunis) mais aussi comme élément ayant une fonction sacrée, mythologique (cairns, rochers et pierres symboliques) voire cosmologique. Déplaçant son regard sur les reliefs et la géomorphologie des terres qu'il traverse, le poète observe et relève les traces d'abord connues ou visibles ("le réel concret" qu'il évoque dans sa note) de "l'orogenèse", aussi complexes soient-elles. Puis il se penche sur ce qui reste d'énigmatique et d'invisible, assuré "qu'il existe / une langue secrète" qu'il perçoit comme "opposée à la langue humaine". S'agissant des pierres, il écrit par exemple magnifiquement : "une opération noétique / vivante dans la pierre / métamorphise / et chaoticise". Plus loin, essayant de déchiffrer les transformations de la Terre et des paysages depuis le Massif de l'Ávila au Venezuela, il pose cette question laissée en suspens : "d'où vient la forme ?"
En définitive, comment Régis Poulet voit-il l'Homme aujourd'hui ? Il le décrit dans toute la diversité des langues, de la toponymie, des croyances ainsi que des pratiques culturelles auxquelles lui-même assiste, en poète-ethnologue, et qui sont riches d'enseignement. Par exemple, "les pulvérulences / des djembés", dans les faubourgs de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, lui rappellent, de façon sensible, que tout ce qui est dans l'espace, vivant et non-vivant - l'Homme y compris - est interrelié pour ne pas dire interdépendant : "la peau du sol suivait la transe / de corps pirogues // une syncope / conduisant à la cataracte / un flot de sons pris à la terre [...]".
L'Homme de l'anthropocène est aussi l'héritier des mythes antiques du monde entier et de la pensée des anciens grecs, latins, arabes et chinois que Régis Poulet cite abondamment avec justesse et érudition (Théophraste, Aristote, Hérodote, Ibn Khaldoun, al-Dârîmi, Homère, Ptolémée, Sima Qian, parmi d'autres) mais aussi des modernes (Bonpland, von Humboldt...) et des contemporains (Roger Caillois, Georges Bataille, Kenneth White...).
Il est enfin cet être de passage qui s'est mis "au ban du monde" et a "tourné le dos" à la nature, oubliant sa poétique, niant même qu'il est né poète.
David Dielen
1 Depuis 2013, Régis Poulet préside l'Institut international de géopoétique.
Régis Poulet, Gondawana, Isolato, 2023, 119 pages.
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