Célébrations. Le titre est simple et sans détour. En découvrant les sections du recueil, l'on craint seulement que le poète glisse sur le terrain rebattu d'une poésie qui, si souvent dans les siècles passés, a loué, avec une naïveté dédaigneuse, la beauté de la nature. Mais il n'en est rien. Les célébrations poétiques de Simon Martin ont de quoi nous réjouir car elles entrent pleinement dans la perspective de l'éco-poésie, contribuant ainsi à renouveler notre sentiment de la nature (Michel Collot) et à faire émerger à la fois une écopoéthique et un authentique « pacte pastoral » (selon les termes forgés par Jean-Claude Pinson).
La première section du recueil, intitulée Célébration du pré, débute comme l'énoncé d'un problème mathématique ; elle en reprend du moins les codes. L'usage de l'impératif notamment nous invite à avancer par étapes ("Prenons un pré"), à éviter certains écueils – en particulier sur la fonction du regard ("Quel piètre observateur ferions-nous si désavouant Paracelse, nous donnions à l'œil toute autorité !") – à interroger, comme s'il s'agissait de poser une problématique, quelques données essentielles telles que la place de l'homme dans la nature, dont on sait qu'elle est actuellement corrigée, redimensionnée au regard de la crise écologique que nous traversons : "voulons-nous vraiment d'un Homme qui porte en lui, comme sa propre destinée, toute la destinée de la planète [...] ?"
Cet énoncé d'un véritable problème poétique (ou éco-poétique) passe par la description détaillée et multiscalaire du paysage : d'abord le pré dans son ensemble, "un pré modeste, clos d'une seule paire de fils de fer et de rubans électriques" ; puis en son sein, les plantes (par exemple "les graminées ", "les Achillées Millefeuilles", "la carotte sauvage") et les animaux sauvages que l'on rencontre ("le rossignol", le "sphinx des peupliers" parmi d'autres). Tous composent bien souvent les titres ou les sous-titres des poèmes. Dans "Achillée Millefeuille,", Simon Martin pose la question : "À quoi ressemble de près notre Achillée ?" Il en détaille alors l'aspect en multipliant les qualificatifs : "Longue tige rectiligne, légèrement rosée. Concentration de minuscules bulles blanchâtres [...]".
Ces descriptions ne sont pas figées dans des précisions anatomiques, elles inscrivent les plantes et les animaux dans une dynamique, un mouvement parfois à peine perceptible. Ainsi, le Roncier "agit par vagues [...] avance, arqué dans l'effort". La Picrife quant à elle "fait tourner vers le ciel ses petites roues dentelées". Le pissenlit lui "jaillit". Les animaux enfin "sifflent" ou se métamorphosent.
L'on juge admirable en fin de compte l'association de cet inventaire méticuleux et didactique (au sens positif du terme) de variétés de plantes et d'animaux au regard sensible du poète. Celui-ci relève ainsi moins de « fanfreluches aimablement champêtres » (Jean-Claude Pinson) que de son expérience, son « séjour » (ethos) dans la nature dont il note in situ les détails sur un carnet ("Vite, prendre des notes"), en poète-naturaliste, en « écopoèthe ». Ainsi, dans "Pois de senteur", Simon Martin donne au langage poétique une fonction informative ("Comme son cousin le Petit Pois, le Pois de Senteur fait des pois") à laquelle il adjoint sa subjectivité nourrie entre autres de l'art, sans oublier une forme de légèreté, d'amusement à laquelle les poètes ne devraient jamais renoncer. Par exemple, pour évoquer "l'étoffe" des fleurs du Pois de senteur, qu'il qualifie de "délicatement érotique", il propose deux savoureuses métaphores, placées l'une à la suite de l'autre : "nymphette des champs, / angelot peint par Bouchet." Le recours à l'image, parfois questionné dans le passé par certains poètes, fait ici partie intégrante de la célébration. À la fin de "Centaurée scabieuse", Simon Martin s'en amuse même dans une longue énumération : "Nous ne voudrions pas terminer sur cette image, alors célébrons une dernière fois [...] la coureuse des prés, la dépeignée, l'aguicheuse, l'effrontée à la calotte d'évêque en bataille, l'ébouriffée, la champêtre, etc... etc... etc..."
Le poète use enfin d'un vocabulaire scientifique – la référence répétée à l'Encyclopédie en témoigne – emprunté à la botanique et à la biologie. Il nous fait ainsi découvrir, dans le détail de la composition des organismes vivants, des termes savants, aux sonorités particulières et très poétiques : "ombelle", "involucre", "turions", "sarments", "pluriflores", "carpelle", "pappus"... Ces mots, disséminés dans les descriptions, ne sont pas de simples ornementations destinées à embellir le texte. Ils sont – c'est une des grandes leçons de l'éco-poésie – poétiquement irremplaçables.
Le deuxième section, intitulée "Cinq paysages et trois natures mortes", confirme la complémentarité des connaissances savantes de Simon Martin et de l'imaginaire poétique. La contemplation du paysage extérieur nourrit son imaginaire autant que l'imaginaire nourrit sa perception du paysage extérieur. Ce cercle vertueux explique sans doute la force de renouvellement de son écriture. Il confie : une rivière "noire, vipérine, vouèze, apport[e] de l'eau fraîche au moulin de nos rêveries."
Néanmoins, il reste au poète à déchiffrer le monde, à "découvr[ir] le sens" des paysages qui l'entourent où tout est interrelié, et à saisir « l'insaisissable » (Philippe Jaccottet) où se mêle de façon continue, semblable au flot d'une rivière, "toutes les nuances" de l'imagination. Il doit savoir se taire et écouter car la nature est discrète. Évoquant les pommes, leur état et leur force symbolique dans un remarquable tryptique, Simon Martin reconnaît : "Vie silencieuse des pommes [...] elles s'abandonnent à une méditation muette". Il poursuit en reprenant la place excentrée du poète, attentif et modeste, voire soumis aux lois, aux règles ("Ai-je le droit [?]", se demande-t-il à certains moments) encore mystérieuses de la nature : "Contentons-nous de vivre quelques instants à leur côté."
De "nouvelles célébrations" disent par la suite beaucoup de l'espoir du poète de voir se renouveler le rapport de l'homme – qu'il juge sévèrement – à la nature. Il rappelle "le voile" qui "en nous isolant de la nature, nous trompe sur nous-même et sur le monde". Il tente dans une suite de courts récits poignants, qui sont autant de retours réflexifs sur sa pratique de l'écriture, de rapporter d'autres expériences sensibles sur le terrain, de définir "la relation", les liens – en particulier l'affection – qui l'unit à la nature, craignant d'affronter, s'il ne parvenait pas véritablement à l'exprimer, le "vide", "l'effacement", la vacuité de la poésie, la mort peut-être.
David Dielen
Simon Martin, Célébrations, L'herbe qui tremble, 2023, 93 pages.
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