Une chose est sûre, l’on ne peut douter de l’authenticité de l’ouvrage poétique né de longs et patients échanges entre Cécile Guivarch (poète) et Jean-Louis Kuntzel (artiste plasticien). La préface, rédigée par Germain Roesz, à laquelle, par leurs témoignages sensibles, participent les deux artistes, l’atteste. Chacun évoque, avec reconnaissance et étonnement, leur complicité, leur élan créatif, la longue gestation de celui-ci puis son éclosion. Le peintre confie : "Nous étions dans le même monde. / De lumière, de couleur, d’eau qui coule, de vent dans les feuilles, / de bouillonnement de la vie, de désir au sens le plus large". Jankélévitch dirait : voilà deux êtres qui n’ont pas manqué leur unique matinée de printemps.
Tout est chant et éloge de la vie. Ce terme du titre domine, du reste, largement dans le recueil à travers de savoureuses variations : "tout autour la vie toujours la vie", "la vie tendue au ciel" etc ; puis, comme pour insister encore, le mot réapparaît, en majuscule cette fois, dans une formule réduite à l'essentiel, c'est-à-dire à l'essence même de la poésie : "c'est VIE". Il achève même le recueil : "Un nous dit regarde comme la vie". L'expérience existentielle de la poète dans la nature, grâce à ses "marches", va pourtant bien au-delà d'un attachement au Vivant. En conservant l’intensité de ses émotions ("ce que je ressentais") et de ses sensations corporelles, autrement dit, la fusion harmonieuse de tout son être (corps et esprit) avec la nature, elle privilégie la justesse des mots pour saisir et dire la vérité du monde.
L’on ne peut que saluer cette entreprise créatrice qui admet la non-séparation de l’humanité et de la nature, mêlant intelligemment philosophie de l’altérité et regard poétique porté sur le monde : je suis ce à quoi (ou celle/celui à qui) je m’identifie (l’être vivant, la nature, le peintre) et je suis ce qui permet de m'identifier comme individu à part entière, singulier : un être nouveau, métamorphosé, un "autre" affirme Germain Roesz, "un troisième élément" dont nous pourrions dire ici qu’il est la figure mythique de l’éco-poète.
Si l’on ressent toute la délicatesse des mots de Cécile Guivarch ("quelque chose est touché / mais se touche à peine [...] en silence"), le premier vers, d’une beauté remarquable, est une affirmation plus catégorique. Il donne en quelque sorte le la, plaçant d'emblée le lecteur dans le vif de la correspondance entretenue avec le peintre, entre mots (« verbes ») et couleurs (« traits ») : "Une prairie ça ne dit mot ça fleurit". Tandis que Jean-Louis Kuntzel peint les prémisses de la floraison (le rouge en témoigne), la poète, quant à elle, en reprend le motif, et de la plus belle des manières, ose dresser, en sus, des mots "sur [les] tiges" des fleurs.
Ainsi, tout au long du recueil, Cécile Guivarch privilégie, sans réserve, l'émotion de la nature (une "ardeur" gidienne en quelque sorte) au savoir de celle-ci. Tout ce qui lui apparaît dans le paysage qu'elle traverse et qui la traverse, vivant et non-vivant, est désigné dans les termes les plus simples, sans étalement ni semblant d'érudition. Quoi de plus sobre et de plus courant qu'une "prairie", de "l'herbe", une "rivière", des "arbres", des "fleurs", un "oiseau" ? Aussi pourrait-on se demander comment il est possible que naisse dans un environnement aussi commun, évoqué si simplement en apparence, ce sentiment profond d'une nature à laquelle la poète adjoint la sensation, même la plus infiniment perceptible, de son corps.
L'épure du texte poétique est peut-être, de ce point de vue, une piste à explorer : elle conduit le lecteur à investiguer toutes les ressources cachées, mobilisées par la poète en quelques mots, dont on perçoit, dès la première lecture, la résistance, l'épaisseur. Que de choses par exemple à explorer, autant qu'à goûter, dans un des premiers vers du recueil, au-delà même de la savoureuse paronomase : "- je rêve ce verbe d'herbe -".
L'on perçoit là – tentation indissociable de la forme brève des textes – l'importance du non-dit, de tout ce que le lecteur est amené à percevoir en écho de la voix de la poète et à compléter lui-même dans l'élan créateur qu'offrent les vers, en marge de ceux-ci, comme en marge des peintures qui les accompagnent.
David Dielen
Cécile Guivarch, Jean-Louis Kuntzel, Tu dis la vie, Les Lieux-dits éditions, « Duo », 2024, 103 pages.
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