ESSAI - Participer de la nature : Geneviève Boudreau, "Une abeille suffit"

Courlon-sur-Yonne, mercredi 07 janvier 2024 

Chère Geneviève, 

Le titre de votre essai rend bien compte de l’esprit dans lequel vous vivez. Il est ouvert comme la porte de votre jardin urbain (une "ferme maraîchère miniature", écrivez-vous), que l’on imagine être un petit portillon, esquissé à la manière de vos dessins d’abeilles, à peine tangible, constituant donc nul obstacle à qui voudrait y entrer. Il nous place au commencement d’un monde, au début de la création : jardin édénique et écriture mêlés. Il dessine déjà les allées étroites qui sillonnent ce territoire aménagé patiemment pour les abeilles, en travaillant à sa revitalisation, à la reconstitution de l’humus et à la culture de plantes mellifères. 

Une abeille suffit ; le singulier ici est la marque de votre modestie car le lecteur découvrira dans votre livre, avec émotion, comment vous avez accueilli dans ce jardin une quarantaine d’espèces d’abeilles différentes, et tant d’autres insectes, et tout ce que vous avez entrepris de faire, au sens de poïésis, autour d’elles, autour d’eux. 

Quelle patience et quelle abnégation il faut, sans formation aucune en entomologie, en biologie, en botanique, pour s’atteler à l’acquisition de tout un savoir encyclopédique auquel se mêlent votre sensibilité et votre travail d’investigation de la langue ! Qu’il est bon de lire, d’entendre d’une certaine façon, que l’on ne peut véritablement dissocier la savoir scientifique, dans ce qu’il contient de classement, d’inventaire ou de nomenclature, et l’approche sensible du vivant végétal et animal dans laquelle la rêverie a toute sa place. Vous le résumez par une formule très belle ("nommer pour aimer"), complétée par l’affirmation d’un devoir plus exigeant et impérieux auquel vous vous astreignez : "Nommer les insectes ne suffit pas. Avec eux, c’est la langue entière que je réapprends."  

Ce souci tenace d’exactitude va de pair avec votre angoisse, si souvent exprimée, de ne pas réussir à identifier l’être qui butine à vos côtés et à entrer dans ce monde minuscule, "restreint", dont les manifestations sont si fragiles, presque insignifiantes. Il est fascinant, par conséquent, de découvrir la place que vous occupez au jardin, - évacuant en quelque sorte toute idée de propriété privée voire d’identité (̎"Il m’arrive de ne plus croire à la nécessité de mon nom") - et la façon dont vous la retranscrivez dans vos divers écrits qui revêtent, sans conteste, une grande dimension éco-poétique. Aussi la frontière entre l’extérieur et l’intérieur chez vous n’est-elle pas franche et l’on n’hésiterait guère, si vous n’évoquiez pas par ailleurs "votre table de travail", à penser que vous écrivez exclusivement in situ, dans l’ici et maintenant, assise par exemple dans votre potager, accroupie devant les asperges, au plus près d’une "coccinelle à huit points", ou à proximité des feuilles de topinambours, attentive "[aux] mâles Chelostoma"

Affinées encore par l’usage de la macrophotographie, vos observations vous permettent de discerner et de décrire avec acuité chaque être, chaque individu indépendamment des autres. Comment alors ne pas vous être reconnaissant de nous transmettre ce que beaucoup de lecteurs ne sauraient imaginer explorer d’eux-mêmes, tout un monde nouveau et extraordinaire, au plus près de soi - chez-soi disons-nous trop souvent maladroitement : "J’effleure les mâles sans qu’ils ne se réveillent. Ils dorment, complètement inattentifs au mouvement. Cette vulnérabilité me trouble. Je me demande combien nous sommes à la percevoir."

Vous êtes de ces témoins et passeurs privilégiés que j’ai nommé les poètoptères. Leur grande qualité est cette approche multiscalaire qui les fait aller et revenir sans cesse d’un monde à hauteur d’humain ("la grande brèche" que vous ouvrez en tant que poète biophile et naturaliste) à celui d’un microcosmos vivant. Ils leur importent de se situer à bonne distance de l’objet de leur observation : ni trop près, sinon ils seraient confondus à l’insecte, poussés au mimétisme voire à une métamorphose kafkaïenne de laquelle il leur serait impossible de s’extirper ; ni trop loin, sans quoi ce monde minuscule leur serait inaccessible, inconnu, indifférent même. 

Ainsi, à mesure que les mois et les saisons se succèdent et que votre place au jardin se fait, toujours discrète et attentive aux plus infimes mouvements, variations et signes de la nature ("la lumière", "la progression de l’ombre sur l’herbe", les "vibrations dans l’air"), vous parvenez à saisir ce que nul autre, en dehors de cette expérience sensitive, ne peut saisir. Quelque chose, en apparence inaccessible et invisible, vous apparaît magiquement sans que vous puissiez le nommer ("Quand j’ouvre la bouche, je ne m’étonne plus / de ne pas trouver les mots.") Cette chose vécue mais indicible est peut-être, confiez-vous, révélatrice d’une entrée en communication avec les abeilles que vous jugez possible, pour peu que l’on se fonde dans cet écosystème, reconnaissant aux êtres qui le composent une sentience qu’il conviendrait d’investiguer, de confirmer, de définir. 

"Ce que je veux, c’est nommer le réel dans une langue que je peux faire mienne pour rendre à l’être sa singularité et, avec sa singularité, son caractère irremplaçable. Ce n’est plus l’observation seule qui s’inscrit sur la page, mais la mémoire d’une existence désormais partagée. L’écriture soustrait l’individu à l’instant et à sa complexité pour l’établir dans la durée et le sentiment."                                        

Ainsi, vous participez à redéfinir notre rapport au vivant et au non-vivant dans la nature. En filigrane, l'on comprend, plus humble que nous n’avons jamais été, que nos existences aussi sont "brèves et sans nombre", "éphémère[s]", et qu’à ce titre, nous ne pouvons laisser, de notre court passage sur terre, une empreinte si dégradée. Il n’y a cependant chez vous aucun moralisme, aucune tentation polémique pas plus que de désir d’aventure et de grand voyage. Vous êtes comme Gaston Bachelard que l’eau de la rivière qu’il voit filer devant lui, dans sa Champagne vallonnée, suffit à rendre heureux et à placer au contact du monde : "Mon « ailleurs » ne va pas plus loin." Vous êtes comme Gustave Roux pour qui la promenade dans les plaines du canton de Vaud, en Suisse romande, suffit à ses observations sans qu’il n’ait le besoin de conquérir les sommets qui les entourent. 

Vous accueillez avec la plus grande attention (et le plus grand intérêt) les sensations les plus subtiles, souvent imperceptibles à celle ou celui qui ne sait comme vous ralentir, rapetisser un peu et placer ses mains dans la terre, plein d’étonnement et de reconnaissance. 

Espérons que nous soyons nombreux à vous suivre.  

"Écrire ces essais me vide de moi. C’est une bonne chose : je suis une présence entièrement tournée vers l’au-dehors. J’échappe à mon corps et ses douleurs, j’acquiers l’intensité d’être de ce qui ne dure pas. Je ne suis pas dans le jardin ; je participe du jardin, je suis sa respiration végétale, sa moiteur et sa lumière."

David Dielen 

Geneviève Boudreau, Une abeille suffit, Noroît, 2024, 150 pages. 


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