Le beau titre du recueil de Laurence Fritsch nous interpelle par ses résonances mystérieuses. "Ses" pourrait bien désigner cet être aimé, sans parole, a priori disparu, mais omniprésent dans le recueil, ou peut-être, qui sait, la poète elle-même. Quant aux empreintes laissées par les "semelles" sur le sol, elles s'inscrivent tout au long du texte dans une présence au monde et un questionnement sensible autant émouvants qu'admirables. Leur nature physique, faite "d'écorce", nous confronte à une deuxième énigme ; car voilà un terme polysémique dont il n'est pas simple de déterminer d'emblée la portée symbolique. Considérons donc le mot pour ce qu'il est dans sa matière, une substance ambivalente, à la fois dure, protectrice et fragile, craquelante, en proie à la décomposition.
La poète prévient néanmoins que c'est en songeant à la vie, à son renouvellement permanent, qu'elle entame son évocation. Ainsi, "à la pliure" imaginaire du texte, le lecteur est invité à explorer, investiguer, comme on le ferait habituellement entre les lignes d'un récit, tout ce qui fait émerger ou re-émerger "le bourgeon de la vie", ou, lira-t-on plus tard, "des sillons de vie". Lorsque la poète elle-même se laisse discrètement aller dans la nature, où s'entrecroisent, de façon spectaculaire, et presque inhabituelle, tant de faisceaux de lumières, elle chemine comme sur la pointe des pieds ; est-ce alors elle, "sans force", dont les "semelles sont d'écorce", déposant son encre sur la matière boisée ("j'écris sur de l'écorce") et déclarant, comme un défi lancé" à la lisière [d']un horizon indéchiffré" : "mon amour reste entier" ?
Quoi qu'il en soit, la poète s'abandonne, hic et nunc, aux éléments naturels et mêle dans le texte l'écorce des arbres et ses écorchures propres. Comme la nature affrontant les secousses du temps, les dangers et les malheurs qui la menace, la poète rompt courageusement avec "l'évitement muet de [s]on passé", qu'elle qualifie au vers suivant d'"amnésie choisie". Peut-être, se dit-on, n'y a-t-il d'épreuves surmontables qu'en éprouvant précisément cette nature qui contient à la fois toutes les sources d'énergie ("mille éclats d'abondance"), les signes de beauté ("les cistes roses", "la violette discrète", "la douce mousse"...), et les promesses d'une vie naissante ("la joie de l'aube").
Il reste qu'à travers toutes ces manifestations naturelles, aux dimensions parfois fantastiques, surgit l'image ("un mirage") de l'être aimé et disparu, invisible pourtant, ou plutôt visible dans chaque signe ou éclosion de vie qu'offre la nature, même le plus infime. La prouesse de la poète est de parvenir à dépasser, même de justesse, l'écueil romantique du paysage-état d’âme, en évoquant la matière naturelle pour elle-même. C'est dans l'étonnement, confiera-t-elle plus loin, et dans cet état d'être dans la nature qui l'environne qu'elle devient, temporairement du moins, écopoèthe (au sens de l'ethos, le séjour), offrant au lecteur l'un de ses plus beaux vers : "mon firmament est le grain des pierres".
La poète défend l’idée que l'être disparu demeure présent, en sa possession même, charnellement ("je t'ai dans la peau [...] dans l'écorce [...] dans le sang la sève et le vent"), dans la métamorphose de son corps et de sa chair ("un homme peau d'écorce") mêlés à la nature comme au commencement de l'humanité. L'arbre alors, de même que la pierre plus loin, matérialise remarquablement cette présence au monde et à l'être aimé. Il est le socle racinaire, feuillu, à l'écorce recouverte d'empreintes et de stigmates, d'où surgissent les souvenirs, tout comme "la forêt est un reposoir" et son sous-sol, la mémoire du vivant : "il y a dans le sol dans la terre / les couches de l'oubli / les strates de la vie / chéris-les".
L'eau quant à elle, par son étendue et son cours, est peut-être l'élément le plus ambivalent. Si le courant conduit la poète aux mêmes points de rencontre et d'entrecroisement que l'être aimé ("ta main dans ma main / nos lignes de vie / s'entrecroisent se cousent s'épousent"), il débouche inéluctablement sur l'immensité de la mer, où les échos cèdent peu à peu la place à la mélancolie.
Nous voici à l'achèvement du cycle, reprenant au commencement, à l'orée de la forêt, l'entreprise de mémoire de la poète qui suggère elle-même, comme on pourrait le souhaiter pour le vivant dans la nature ou pour l'écorce sans cesse renouvelée : "il se peut qu'il n'y ait pas de fin".
David Dielen
Laurence Fritsch, Ses semelles sont d'écorce, Bleu d'encre éditions, 2024, 98 pages.
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