Est-ce une confession personnelle à laquelle se livre Michel Collot dans ce titre si prometteur : Un nouveau sentiment de la nature ? Serait-ce chez lui d'abord qu'il aurait observé la germination d'une appréciation nouvelle, ou plutôt d'une conscience renouvelée des éléments affectifs, intuitifs et sensoriels qui le relieraient à la nature, notion à laquelle il dit être toujours resté "fidèle" ? S'il se laisse aller à une brève évocation intime dans l'avant-propos, liée en particulier aux souvenirs de son enfance, Michel Collot, en professeur émérite à l'Université et théoricien, désigne plutôt par ce constat une perspective nouvelle en matière de rapport à la nature, qui concerne l'humanité tout entière, et l'Occident en particulier. Son ouvrage s’applique à en dessiner les contours, à en illustrer la nouveauté, au regard de l'ancienneté des rapports entre humains et nature (le "pacte ancestral" qui les lie pour reprendre l’expression de Jean-Claude Pinson), et à éclairer ce que l'on désigne dorénavant par ce terme même de nature.
Car il me faut reconnaître qu'avant d'entrer dans cet ouvrage d'une clarté remarquable, je suis longtemps resté sans réponse, et honteusement perplexe, face à cette interrogation : comment définir la nature ? Est-ce du reste encore pertinent d'accorder à ce mot la moindre attention ? Je me souviens que, étudiant en Géographie à Grenoble en 2002, mes camarades et moi avions reçu, dans un cours de premier cycle intitulé "L'Homme et l'environnement" (du nom d'un ouvrage de Pierre Pech et Yvette Veyret), l'interdiction formelle d’utiliser le terme nature – réduit alors à son sens moderne, naturaliste ("un objet purement physique, extérieur à l'homme") mais aussi culturaliste (c'est-à-dire attaché au domaine des arts et de la littérature) – dans une discipline reconnue définitivement comme scientifique, où l'on explorerait plutôt le concept de géosystème. Pourtant, la notion de nature, dont la plasticité est grande et le champ sémantique vaste, est loin d’avoir été condamnée depuis à la marginalité. Bien au contraire, elle a été l'objet de débats philosophiques et d'interrogations scientifiques stimulants, conduisant finalement à sa réactualisation.
L'enjeu est si grand que l'on est touché par la résonance du texte de Michel Collot, qui débute comme un manifeste : "J'appelle de mes voeux [...] l'avènement d'une écologie symbolique [...]. Une écologie du sensible capable [...] de répondre à cette nouvelle forme du sentiment de la nature que j'appelle notre écosensibilité". Et l’auteur de préciser le sujet de son ouvrage, en rattachant avec une certaine ferveur le souhait qu'il a si sensiblement formulé à tout ce qui rend précisément manifeste – en particulier dans les domaines de l'art et de la littérature qu'il juge "précieux" pour les sociétés humaines – ce que l'on ressent et ce que l'on éprouve dans notre rapport à la nature : "Je me propose ici d'illustrer le rôle que peut jouer, au service de cette ambition, l'expression du sentiment de la nature". Il affirme également son attachement, comme c'est le cas chez beaucoup de poètes, au terme de "paysage" qu'il préfère à celui d'"environnement", précisant qu'il "se prête aussi bien à une approche scientifique [...] qu'à l'expression artistique et littéraire", dépassant ainsi le dualisme nature/culture.
Conscient à la fois de l'absence de consensus et des questionnements permanents qui entourent la nature et le concept de Nature, Michel Collot consacre la première partie de son essai à une mise au point philosophique salutaire, préalable indispensable à la compréhension de son projet. Il rappelle que le partage moderne nature/culture n'a plus lieu d'être et qu'en disqualifiant l'idée même de nature, ceux qui prédisaient sa disparition ont finalement contribué à son retour en force. Ainsi, ce que les professeurs grenoblois de géographie m’ont transmis, c’est bien ce à quoi Michel Collot parvient en conclusion de son raisonnement, à savoir l’idée d’une nature envisagée comme une "dynamique", un processus en cours (donc encore d'actualité), à travers une approche systémique qui la relie directement aux sociétés humaines et à leurs dynamiques propres.
L'Homme est lié pleinement à la nature. Je serais tenté d'ajouter : il est de la nature même. Aussi Michel Collot regrette-t-il, à juste titre, que l'on accorde une place démesurément grande aux apports scientifiques et techniques en matière environnementale, comparativement à la praxis de l'artiste, de l'écrivain et du poète encore largement considérée comme chose négligeable. S'appuyant sur de nombreuses références, l'auteur cite par exemple, en appui de sa thèse, les mots remarquables du philosophe Marcel Conche : "Si l'on veut se rendre présent à la présence de la Nature, ce qui est requis est non l'ingéniosité du doute cartésien, mais au contraire l'étonnement initial devant le fait de la Nature."
Quoi qu'il en soit, les interactions entre les sociétés humaines et la nature, devenus "partenaire[s]", sont confortées aujourd'hui par les sciences de la nature, mais aussi par les sciences humaines et sociales, en particulier l'anthropologie, la géographie et la philosophie. Tandis que l’on a longtemps sous-estimé l'ampleur et la complexité de ces liens d'interdépendance, ces découvertes ont "fait prendre conscience aux hommes de leur appartenance à la communauté des êtres vivants", et à la culture occidentale en particulier de ses "fondements naturels". Ainsi peut naître une éthique "comprise comme une certaine façon d'habiter la Terre, d'en faire la maison commune aux populations humaines et non-humaines."
Reconnaissons aux Romantiques, insiste l'auteur, à rebours de ce qui leur est reproché habituellement, à savoir une instrumentalisation de la nature au profit de l’exaltation du moi, leur rôle majeur dans la prise de conscience du "sentiment de la nature".
Michel Collot voudrait voir ranimé et réactualisé ce dernier en le redéfinissant "comme une écosensibilité" mêlant "sensation[s]" (percepts) et "sentiment[s]" (affects), supposant de notre part "une réceptivité", mais aussi une "esthétique de l'expérience sensible", nécessairement "participative", "éthique" et ancrée dans une expérience des lieux, l'habiter, notion sur laquelle s'opposent souvent visions localistes et globales. Combien de fois ai-je entendu convoqué, durant ce premier cycle universitaire où la géographie humaine et la géographie physique s’équilibraient peu à peu, le concept d’espace vécu qu’avait introduit il y a fort longtemps Armand Frémont, et que ravive ce passage de l’essai ?
C'est dans les arts tout d’abord que l'auteur se propose de montrer la façon dont s'exprime ce sentiment de la nature. C'est l'occasion une nouvelle fois, en s'appuyant sur de riches exemples, en particulier pris dans le land art, de déconstruire certaines représentations de la Modernité (marquée par l'industrialisation, l'urbanisation et l'abstraction), suspectée à tort d'être uniquement "anthropocentrique" et très éloignée de la Nature. Nombre d'artistes travaillent en effet in situ, "dedans" la nature et "pour" elle, faisant "œuvre avec elle" et ses éléments (air, eau, végétal...).
Reste une question passionnante, au fond délicate et majeure, que soulève ce "nouveau sentiment de la nature" : doit-il amener les arts et la littérature à se définir comme "écologique", à se revendiquer "éco-art" ? Cela conduirait alors les artistes, et plus généralement les sociétés humaines, à redéfinir un nouvel humanisme, c'est-à-dire un rapport renouvelé au reste du vivant et du non-vivant.
Michel Collot s'attache ensuite à montrer l'évolution de la représentation littéraire de la nature après la Seconde Guerre mondiale. Dans le prolongement de sa réflexion philosophique, il montre combien les perspectives peuvent différer entre l'ecocriticism américaine, l'ecopoetics et l'écopoétique francophone. Si la première, précurseur en la matière, privilégie dans l’analyse la critique sociale et politique, les suivantes – en particulier la tradition universitaire et critique française – sont davantage favorables à "une approche littéraire des textes", c'est-à-dire mettant l’accent sur le "travail de l'écriture" ou, pour reprendre les mots de Pierre Schoentjes, "une littérature soucieuse de forme plutôt que d’engagement et de militantisme".
Néanmoins, et c’est regrettable, cette perspective n’accorde aucune place (ou si peu) dans ses corpus à la poésie, du fait de l’attachement de la recherche à une représentation mimétique de la réalité, y compris la plus prosaïque et la plus dégradée. Pourtant, souligne Michel Collot un peu plus loin, c'est traditionnellement dans leur rapport à la nature que se manifestent les formes d'expression poétique les plus anciennes ou les plus lointaines, définies par l'oralité, y compris dans la "poésie écrite", et par un rythme de versification régulier. De plus, dans la poésie française contemporaine, un certain nombre de poètes reviennent à la nature, posant à nouveaux frais le débat du lyrisme et de l'objectivisme : Fabienne Raphoz, Sophie Loizeau, Pierre Vinclair, Jean-Pierre Courtois et d’autres. Michel Collot, se plaçant en médiateur, propose la voie juste et mesurée d’un "lyrisme objectif" qui ne serait pas nécessairement "égocentré".
Finalement, l'essai de Michel Collot, qui souhaite à juste titre préserver l’analyse littéraire des tentations de la "critique idéologique", a ceci de remarquable qu'il laisse entrevoir au lecteur toute la complexité des interactions existant entre les sociétés humaines et la nature, ainsi qu’entre le réel et l'imaginaire littéraire et artistique, les unes et les autres participant conjointement à redéfinir notre "sentiment de la nature".
Ce dernier doit nous inviter non pas à rompre avec la nature mais à nous "décentrer". Il se forge ainsi à la fois à travers les impressions et les expériences sensibles de l’enfance, époque où, à l’image d’un poète romantique, l’on est affecté par la nature, mais aussi dans l’observation répétée des éléments naturels et des paysages, dans lesquels peut naître "l’expérience du sublime", et enfin dans notre imaginaire, nourri des mythes et des œuvres littéraires. S’il était largement diffusé et assimilé, ce "sentiment de la nature" pourrait offrir à chaque être humain une "conscience cosmique" de lui-même, des autres et de tous. Quel meilleur souhait pour l’avenir ?
David Dielen
Michel Collot, Un nouveau sentiment de la nature, Éditions Corti, « les essais », 2022, 247 pages.
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