RECUEIL - Pour une poésie de l'altérité : Béatrice Pailler, "L'autre versant"

La poésie est étroitement liée à l'altérité. Le titre du recueil de Béatrice Pailler tire sa force, semble-t-il, moins de la référence au "versant", c'est-à-dire à une pente ignorée et mystérieuse, difficile en l'état à défricher et déchiffrer, qu'à l'usage de l'adjectif "autre". On pressent que l'ambition du recueil est en effet enclose dans ce terme, car l'"autre" est à la fois marque de différence, de singularité mais aussi de réciprocité voire d'équivalence. "L'autre versant" serait donc le lieu où ces marques deviennent visibles et accessibles à la poétesse, soucieuse de les fixer et de nous les transmettre. 

Aussi n'hésite-t-elle pas à préciser, en exergue des trois sections qui composent le recueil, qu'elle se réfère à la vie, dans son sens le plus général, et que pour en rendre compte de façon imagée, c'est de la sève – élément vital pris à la nature végétale – qu'elle tire ses évocations et, peut-être, sa force créatrice, si fine, si patiente, si aiguisée. La sève, disons-le immédiatement, symbolise la vie intranquille, pour reprendre un terme cher au philosophe Jean-Claude Pinson. Elle est un "corps sauvageon", mêlé au "sang". On tire d'elle notre élan vital autant que notre force émancipatrice : on "libère nos fenêtres". 

Dans ce livre composé de courts fragments en prose, d'une densité remarquable néanmoins, la poésie s’immisce dans des descriptions faisant songer à des toiles impressionnistes – que l'on dirait de terrain et dans lesquelles l'élément choisi comme sujet d'exploration fait l'objet de traitements multiples et superposés. Ainsi, partout la couleur fixe l'impression majeure de la scène évoquée, à l'image des Pointes rouges de Marie Alloy en couverture ; chaque évocation crée un effet d'instantanéité et de mouvement pour transcrire les changements de la lumière ou d'atmosphère. 

L'ouverture du recueil est poignante en ce sens, car elle accorde une place singulière à l'herbe sauvage qui, habituellement en littérature, est injustement reléguée au rang de décor sans perspective, une grande "Oubliée" que l'on voudrait faucher (la mauvaise herbe). Ici, personnifiée, elle est au contraire superbe de richesse et de vigueur. "Herbes hautes", "Herbe folle", "flamme du temps" ou "pareille à l'eau", elle est confondue aux éléments naturels qu'elle entoure, qu'elle épouse ou recouvre avec parfois beaucoup de sensualité : "Au son du vent, elle se cambre." Le lecteur sera touché par les instants fixés, répartis dans la journée, depuis l'aube où "l'herbe transpire", jusqu'au crépuscule festif où elle "danse", tandis que toute la nuit durant s'exprime un idéal disons rimbaldien : "l'herbe vit son plus beau rêve. Un rêve d'infini." Comme les gouttes de rosée au front du poète dans « Ma Bohème », ici "le lait des étoiles, déposant à son corps l'eau du jour, réinvente la naissance." L'attente est toujours récompensée d'impressions nouvelles et inattendues, dont Béatrice Pailler rend compte admirablement. Car insatisfaite, semble-t-il, de les quérir elle-même, et pour ne pas risquer de les dénaturer, elle laisse le temps faire son œuvre et les éléments lui livrer le tableau. 

Ainsi le vent dominant occupe-t-il un rôle essentiel dans la manifestation de tout événement rendu visible et digne d'être retenu, ne serait-ce qu'un instant. Il donne au recueil sa force, son rythme, sa musique, et de magnifiques images : "Le vent sinue d'un tourment dans la gorge des pierres." Faisant songer à un géant ou à un "maître", il "march[e]" sur les collines, dépouille les fleurs et "découd le pays". C'est toute sa violence qui s'exprime dans les pages "D'Autan et D'Ancolie". 

Le vent témoigne également dans "Grand" du difficile labeur de la poétesse, placée dans l'ici et maintenant, au seuil de sa porte, entre le dedans et le dehors, ou bien à sa fenêtre qui "naufrage l'instant". Il n'y a pas besoin d'intention, seulement de "se clore en soi", et comme le défendait Monet lui-même, de laisser la fenêtre ouverte sur le monde, autrement dit, de ne pas refermer "les volets au gisant des maisons." L'être – et à travers lui "l’œil" – est alors pris tout entier dans les mouvements de l'extérieur qui foisonnent et brouillent quelque peu le réel, si bien que la poétesse ne peut d'abord en livrer qu'une impression. Il reste la nuit teintée de fantastique ("Au pied du miroir, un vase renversé, des fleurs en sommeil sur l'ombre. Au corps du miroir, l'inverse reflet, Narcisse au sommeil sombre.") et le silence d'où naissent les secrets et les mystères dont la poésie aimerait se saisir. 

À travers l'image structurante de la fenêtre, l'on découvre cette appréhension poétique du réel. Et il faut saluer à quel point ce mot trivial, qui dénote dans ce recueil riche d'un lexique élaboré, provoque un tel spectre d'émotions, limitées habituellement à de rares instants de grâce. Car que voit la poétesse au seuil de ce qui la sépare d'elle-même et de l'espace de la maison, et dans lequel elle se place néanmoins par la vue justement que lui offre cette fenêtre ? Sans aucun doute la plus pure des poésies, débarrassée de tout carcan, de l'enveloppe qui souvent ne la fait apparaître qu'à moitié, ou qu'en simple croissant de lune quand l'on vise l'éclipse de tout procédé de langue et de style, et de tout préjugé. L'ambition des poètes n'est-il pas d'explorer le monde au-delà du présupposé cartésien selon lequel nous ne pouvons voir que ce que notre jugement nous aura, préalablement, appris à comprendre ? 

C'est ce quelque chose d'inaccessible à première vue, dégagé dans l'instant, que nous livre Béatrice Pailler dans la dernière partie de son livre, en tentant d'apprivoiser la lumière égarée dans le paysage, l'ailleurs recherché par le marcheur qui pointe à l'horizon, l'infini au-delà du réel, tout ce qui, en somme, constitue "L'Autre Versant". 

David Dielen 

Béatrice Pailler, L'Autre Versant, Le Silence qui roule, 2022, 99 pages.


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