Des Arbres, sonnant comme l'intitulé d'un essai de Montaigne, est un titre faussement simple. Et pour mieux comprendre la portée du recueil de Régis Lefort, il est nécessaire d'en explorer la polysémie. L'on peut se demander d'abord si le poète souhaite limiter son évocation des arbres à quelques-uns qui lui sont chers, qu'il liste en prélude et que l'on trouverait par exemple dans l'ouvrage Flore pratique de Roger Blais, dont la couverture est reproduite nostalgiquement sur la page.
Par ailleurs, Des pourrait indiquer le point de vue depuis lequel le poète s'adresse à nous, son point de départ ou plutôt la source même de son souffle poétique puisque ce serait d'eux, des arbres – de leur fait ou de leur part – que le poète aurait tiré les premiers mots de sa prose poétique : "et moi, dans cette forêt dense, roi boiteux se noyant dans une langue devenue pour la première fois étrange." L'expression "des arbres" signifierait ainsi que c'est de l'extraction de tout leur être, des racines jusqu'à la sève des branches et aux nervures des feuilles, que viendraient les courts textes sans titres qui se succèdent tout au long du recueil.
À découvrir le prélude, l'on craint un court instant de ne pas être Sylvain et, dépassé par notre méconnaissance des arbres, d'entrer difficilement dans le texte. Rien de tel pourtant car le poète reconnaît lui-même ce handicap malgré "sa jeunesse arboricole" et les leçons de son maître. Comment alors révéler au lecteur cette flore, fascinante mais restée énigmatique, autrement que par l'imaginaire, en lui donnant, en particulier, le caractère d'un être que l'on admire et auquel on confère mille qualités et caractéristiques originales ? Aussi le recueil débute-t-il par cette phrase superbe : "Le liquidambar, au goût liquide de Carambar, a la feuille étoilée et rougit à l'automne."
La tonalité descriptive du texte, comme un prolongement du guide pratique de Roger Blais, donne à la prose poétique de Régis Lefort un caractère savant que l'éco-poésie ne saurait rejeter. Ainsi, l'on découvre, associés aux images, des termes scientifiques qui n’en contiennent pas moins une charge poétique : "l'anamorphose", le "tour orbiculaire", la "foliaison", la feuille "lancéolée", "apicale", "fructifère" et même pour désigner l'if, "Phanérogame gymnospermes" et "échoïque".
L'on apprend également à opérer des distinctions : les feuilles du liquidambar ne sont pas celles de l'érable, la tulipe n'a rien à voir avec le tulipier, etc. Les arbres et la nature sont ainsi d'abord décrits pour eux-mêmes même si le poète semble parfois à la recherche d'une subjectivité pongienne, un parti pris des choses, qui lui ferait rejeter l'idée même de poésie, à la manière de Ponge lui-même : "Arbre de l'élancement, phallique est le cyprès. [...] Jamais il ne se couche tant sa droiture exacte est l'élégance même, et de son coeur abrupt la nature révèle son port haut ou altier."
Le lyrisme n’est pourtant pas absent de la prose du poète. Son évocation des arbres est liée aussi à son environnement et à son existence propre, à la maison et au jardin de son enfance dans lequel la vie et la mort se côtoient au gré des saisons. "Je suis né à Vallongues sous un grand marronnier." Plus loin, confie-t-il, "le camélia est [...] d'enfance un repère vivace, maternel et planté à l'entrée de la maison." Il y a ainsi dans l'arbre quelque chose qui relève du mythe personnel dont on relève la trace dans les rêveries qui produisent les plus précieuses réminiscences : "À nouveau je le sens ce vent sur le visage comme le vent conduit par notre piroguier."
Au fond, se demande-t-on alors au mitan du recueil, qu'est-ce que l'arbre a à nous apprendre ? Que lui devons-nous ? Pour nous le révéler, Régis Lefort déploie plus largement l’éventail de l’imaginaire, ses textes prenant la forme de récits merveilleux, de rêves, de fables même. Il se retrouve ainsi métamorphosé en arbre, tantôt inquiet et inquiétant ("les doigts crochus, les branches déformées [...] l'écorce vieillie"), tantôt joyeux et rayonnant ("mon sourire est là [...] je ris. Suis heureux.")
Peu à peu, méditatif, poète errant "dans le sous-bois orphique", il saisit finement la portée symbolique de l'Arbre, et les Haleurs ne sauraient être indifférents à l'évocation de leur chemin bordé d'arbres, disant ce que leur effort et celui de la Nature ont en commun : "La poussée est forte sur les jambes toutes. Une poussée puissante comme végétation."
David Dielen
Régis Lefort, Des arbres, Gallimard, "NRF", 2023, 71 pages.
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